Le voyage de Petite Crac
Atterrir à Tokyo et se sentir tellement loin.
Atterrir à Tokyo et se sentir de l’autre côté.
Atterrir à Tokyo et se sentir de l’autre côté de la lune.
Regarder la lune et la trouver trop pleine.
Regarder la lune et ne pas dormir parce que la nuit est encore jour dans mon corps.
Marcher comme une ombre la nuit à la recherche du sommeil.
Marcher comme une ombre la nuit et écouter le vent, les cloches, les chats, les chants des karaokés.
Marcher sous la lune et la trouver provoquante.
Entendre parler d’un fort tremblement de terre dans la mer du Japon.
Ne pas dormir et se faire saisir par le soleil du si tôt matin.
Se sentir appelée par la guerre, dans ce qu’elle a été et dans ce qu’elle est encore.
Craindre les éléments un peu mais craindre la guerre surtout.
Prendre le train. Passer devant le Mont Fuji et se faire surprendre par sa splendeur et se demander s’il était bien là ?
Dans la ville d’Osaka la déferlante, manger un habituel onigri avec des pâtes soba de la supérette seven/eleven au milieu d’un square entouré des grandes barres, et regarder de jeunes garçons en uniforme jouer au ballon pendant que le soir tombe.
Rentrée le plus tard possible pour dormir dans un de ces hôtels dortoir, dans une petite case numérotée 309, et mal dormie parce que trop d’angoisse, puis finalement vraiment bien dormie parce qu’il le faut vraiment.
S’échapper tout en haut du Mont Koya et rester longtemps sous la pluie dans le grand cimetière Oku-no-in, sous les immenses cèdres, comme dans un secret, au milieu d’une mousse si verte qu’on croirait qu’à l’intérieur de chaque pousse se cache une minuscule lanterne.
Marcher encore à la périphérie d’Osaka, sur ses immenses artères et saluer les gardiens de ses vastes trottoirs qui libèrent le passage des piétons à la sortie des parkings et sentir l’élan de leur geste les bras grands ouverts, comme la danse d’une vague même quand il n’y a pas de voiture.
Marcher dans la fabuleuse Hiroshima, pleine de vie et de joie, traverser ses vastes rivières comme un soupir profond et pleurer auprès de Sadako, victime du mal de la bombe, et s’émerveiller de toutes les jolies grues en origami qui l’accompagnent comme des rires d’enfants.
Se faire surprendre toujours par la venue du jour au si petit matin, et la tombée de la nuit si soudaine.
Partir à la recherche de quelque chose à manger à Kyoto en longeant la rivière Kamo épaisse comme la nuit et y laisser plonger sa solitude un soir de pleine lune, se retrouver au bar d’une échoppe avec un Tsukimi, qui veut dire : regarder la lune, un jaune d’œuf cru dans un bol de riz mariné, et une bière.
Sortir sous le soleil cru, suinter sur le bitume en attendant de se réfugier dans le petit coin frais et humide d’un temple aimé, tout près des mystérieux livres de prière multicolores et respirer l’odeur de l’encens comme un sentiment rassurant. Revenir, et revenir toujours dans ce petit coin-là.
Remercier le chauffeur de bus, qui remercie chacun des passagers à chaque arrêt. Le regarder s’arrêter et installer avec ses gants blancs la planche pour accueillir les personnes en fauteuil roulant.
Se perdre dans la beauté de cette vieille femme en fauteuil roulant, avec ses cheveux blancs soigneusement peignés, et son pull en laine tellement usé. Se perdre dans l’autre beauté de cette autre femme qui la conduit et qui elle aussi a les cheveux blancs.
Restée en suspension, dans l’attente de traverser la rue avec les autres passants, et attendre longtemps, même quand il n’y a pas de voiture, et trouver ça tellement reposant.
Restée en suspension dans l’attente de traverser et se perdre dans le cache-cache d’une petite fille, à la nuit tombée, pendant que sa mère est occupée à autre chose et oublier de traverser.
Alors restée encore en suspension.
Oublier de descendre du train, du métro, du bus, souvent, parce que restée en suspension.
Maudire l’efficacité effrayante de Google Maps et essayer quand même de se perdre, même si on ne peut plus se perdre avec Google Maps et que ce constat est profondément triste.
Penser à la guerre tout le temps, sentir ses traces et sa menace. Pensée au Havre.
Marcher et errer encore et encore comme une absence à travers ce voyage flottant.
Erré jusqu’à se sentir transparente.
Avoir peur de faire des choses interdites sans le vouloir.
Écrire pour s’excuser de quoi auprès des esprits et se demander où envoyer la lettre ?
Écris aux Dames des Neiges et dis-leur qu’ici aussi, tu te sens tout au bord.
Au bord du jour et de la nuit.
Au bord de l’aurore et du crépuscule.
Au bord des ombres et des lueurs.
Au bord du Temps.
Plonger dans l’écriture de cette histoire comme elle vient et se dire alors
« On dirait que c’est un conte. Un conte pour enfant. Le conte de Petite Crac, le nuage flottant. »
Écriture, jeu / Lise Maussion
Cuisine, jeu / Audrey Plaire
Musique, jeu / Robin Mairot
Développement, production / Mathilde Charbonneau
Construction, régie / Nicolas Roth
Production / Théâtre Pôle Nord
Coproduction / la Gare Mondiale (Bergerac), La Bande des Havrais... (recherche en cours)
Partenaires / Un Festival à Villeréal