sandrine, la destinée d'une trieuse de verre

Damien et moi sommes installés depuis peu dans un hameau au sud
de l’Ardèche. Nous logeons dans une maison tout en longueur au bord
de la roche, humide et lumineuse.
Damien est pion dans un collège. Je suis sur la fin de mon intermittence,
et cherche du travail. À Pôle emploi, il a deux annonces : un poste de
serveuse, et un autre de trieuse de verre. Je dépose mon cv pour l’usine
de trie dans la zone industrielle de Lavilledieu un jour de verglas. Et je
plante la voiture que nous avons achetée quelques jours auparavant
dans la roche, elle est foutue. Un camionneur me dit : « La voiture on s’en
fout, vous avez eu beaucoup de chance. » Je réalise que si la voiture
était partie de l’autre côté, c’était le vide. L’usine de tri m’a vite rappelée.
Je dois chercher du matériel de sécurité dans une agence d’intérim.
C’est du 6h-13h30 ou 13h30-21h.
Le soleil se lève tout juste quand je pars à l’aube avec la Peugeot 103 de Damien. Il fait froid. Je mets mon équipement : les gants épais, les lunettes en cas d’éclats, les chaussures antichocs. Dans les camions, en bas de l’usine, partout, je ne vois que des femmes. Je monte les escaliers, perchée là-haut, comme un oiseau dans le ventre d’une baleine. L’usine est très bruyante, le verre passe à grande vitesse sur le tapis. Les odeurs d’alcool, de produits ménagers, d’essence dégagent des vapeurs fortes qui font tourner la tête et qui restent longtemps dans la peau.
La femme qui m’accompagne et me forme est là depuis 11 ans. Elle ne fait plus de prise de sang à chaque fois qu’elle se fait piquer par une seringue, sinon elle en ferait toutes les semaines. Elle me conseille de mettre de la crème avant et après le service, c’est vrai que le verre passe à travers les gants. En onze ans, elle me raconte tout ce qu’elle a pu voir sur ce tapis où l’on trie directement les containers. Des armes, des cadavres, une grenade.
Je fais ma journée d’essai et m’arrête là. « Dans le tri de verre si tu as la nausée le premier jour, tu ne t’en débarrasseras jamais, pas la peine d’aller plus loin… » Alors j’ai appelé l’autre annonce et retrouvé mon métier de serveuse. Mais l’usine, l’odeur, et les Amazones que je rencontre là-bas restent dans mes tripes.
Damien veut écrire l’histoire d’une femme seule, recluse. Dans cette grande maison humide, cette année-là, il pleut beaucoup. Nous avons dédié une pièce dans la maison pour répéter et dans cette petite pièce, c’est une trieuse de verre qui apparaît sur le plateau. Et comme dans un hameau tel que le nôtre, les voisins deviennent vite très importants, Damien amène le personnage d’un jeune voisin divorcé qui reconstruit sa vie et qui partage ses pots de confiture. Dans cette usine où l’on trie le verre pour le fondre et en refaire éternellement, la transparence et le liquide m’emmènent dans une métamorphose bleue, où Sandrine devient eau, reine des Amazones sur le dos des cachalots, au fin fond des océans.
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Écriture, jeu / Lise Maussion, Damien Mongin
Scénographie, lumière / Damien Mongin
Musique / Yellow Flight (Adrien Tronquart et Perrine Mourot)
Régie / Joséphine Gelot, Grégoire Terme, Gilles Ribes
Production / Théâtre Pôle Nord
Avec le soutien de la DRAC Rhône-Alpes, du Conseil Départemental de l'Ardèche et de l'ONDA.


crédits photo : Martin Tronquart / Florent Pellen / Hervé Veronese - Centre Pompidou